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Les romans ont-ils un quotient émotionnel ?



« Les belles choses que nous écrirons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes comme le souvenir d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour. (…) Ceux qui sont hantés de ce souvenir confus des vérités qu’ils n’ont jamais connues sont les hommes qui sont doués. »[1]

Que désigne cet air évoqué par V.S Naipaul citant l’essai de Marcel Proust Contre Sainte-Beuve ? Qu’est-ce qui rend un texte puissant et mémorisable ? Sans aucun doute une conjonction de facteurs stylistiques, temporels et géographiques. Mais aussi sa capacité à nous porter au-delà de nos univers mentaux de référence et de nos quotidiens, le livre étant un « monde en soi »[2] ; il réveille en nos fors intérieurs des émotions existantes ou en suscite de nouvelles. C’est par le filtre de l’émotion que la compréhension complète des éléments textuels est permise, voire augmentée. Elément actif de la perception, il fait des lecteurs de romans ou de fictions  des individus plus prompts à saisir le réel car comme l’écrit si justement Tzvetan Todorov[3] : « La Littérature peut beaucoup . Elle peut nous tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre. »

Dans un moment de l’Histoire dans lequel les entreprises et organisations se posent - parfois à leurs dépens - la question du sens et de la reliance entre les individus qui les composent, la littérature et ses émotions constituent une voie vers de meilleures pratiques du vivre ensemble. 

  1. La littérature et la fiction, championnes des d’émotions

Communément, la littérature est perçue comme une discipline plutôt élitiste et réservée à une certaine frange lettrée de la société. D’ailleurs, le « lieu de la littérature s’est amenuisé depuis une génération : à l’école, où les textes documentaires mordent sur elle, ou même l’ont dévorée ; dans la presse, où les pages littéraires s’étiolent et qui traverse elle-même une crise peut-être funeste ; durant les loisirs, où l’accélération numérique morcelle le temps disponible pour les livres. (…).»[4]  D’autres études le corroborent :  ainsi, les lecteurs de livres au format papier, tous types confondus, sont significativement plus issus de catégories socio-professionnelles supérieures.[5]  L’on se souviendra aussi du fameux coup de gueule de Serge Gainsbourg face à un Guy Béart dépité, le 26 décembre 1986, sur le plateau de Bernard Pivot. Gainsbourg y qualifie la chanson d’ »art mineur » quand ils vantent les arts majeurs dont la littérature et la poésie, car elles comportent une phase d’initiation.[6] Ce statut d’art majeur a sans aucun doute servi la discipline, mais l’a aussi éloignée de certains lecteurs. Ceux moins enclins à s’emparer d’un roman, qui plus est d’un texte classique dont la langue n’est pas toujours accessible.

Pourtant, un élément clé, au creux de la littérature, peut littéralement nous embarquer et faire taire les querelles entre les sachant et les praticiens : c’est l’émotion que les récits et les histoires communiquent. Donnant une forme à l’expérience humaine, la littérature rend sensible aux possibilités imaginatives ou singées du réel et de mondes qui n’existent pas via la science-fiction. Pour autant, elle n’impose pas une vérité universelle et absolue. Elle est en ce sens en phase avec les canaux de communication digitaux d’aujourd’hui. Dans le dialogue et pour le libre-arbitre, proposant des pistes à suivre plus que des injonctions verticales, heuristique (Qui n’a de cesse de chercher) et itératif, le récit littéraire se construit avec les autres et nous relie à la vie.

En tant que championnes des émotions, la littérature et la fiction ne sont plus champs artistiques difficiles à pénétrer, mais amies du quotidien pour nous donner les clés d’accès à nos ressentis intimes et nous lancer dans l’action. Rappelons que le mot « émotion » vient du latin « motio » qui signifie mouvement alors que le « e » veut dire « qui vient de ».  Capitalisant sur cette dimension, des chercheurs du MIT ont mis au point un nouveau type de livre technologiquement enrichi. Son objectif est que les lecteurs puissent éprouver physiquement les sensations que ressentent les personnages du roman qu’ils sont en train de lire via un gilet connecté doté de capteurs sensoriels. Non commercialisé, ce projet appelé « Sensory Fiction » comprend un dispositif de coussin d’air et de chauffage, de manière à propager les sensations plus intensément. Par exemple, si le livre suscite de de la peur, le corps reçoit de la chaleur. De même si l’on ressent un frisson car le récit s’emballe ou le suspens s’intensifie, les capteurs activent la vibration du cœur. Ce projet pourrait mettre en scène de manière inédite ce que Roland Barthes appelait le texte de jouissance vs. le texte de plaisir parce qu’il « met en état de perte et déconforte »[7] le lecteur, notamment dans les habitudes qu’il s’est forgé par rapport au langage.

 

  1. La littérature et la fiction pour soigner les maux

La littérature et la fiction ont aussi été auréolées de vertus importantes en matière de développement personnel, voire de soins pour traiter d des affections ou névroses légères. C’est ainsi qu’en 1961, le Webster International publie une définition de la bibliothérapie : « Utilisation d’un ensemble de lectures sélectionnées en tant qu’outils thérapeutiques en médecine et en psychiatrie. Et un moyen de résoudre des problèmes personnels par l’intermédiaire d’une lecture dirigée. » Très peu développée en France, cette approche l’est plus dans le monde anglo-saxon. Certains cabinets anglais en ont même fait une offre de services : vous arrivez avec un problème, on vous pose une série de questions et pour une centaine d’euros, vous sortez avec une liste de livres à lire ! Des chercheurs continuent aussi d’explorer les vertus des livres : une étude conduite par Maja Djikic de l’Université de Toronto sur certains de ses étudiants montrent bien que ceux qui viennent juste de lire une nouvelle vont cultiver une plus grand ouverture face aux incertitudes ou difficultés de la vie que les sujets non lecteurs. Les travaux de Michèle Petit[8], anthropologue au LADYSS (CNRS), éclairent aussi l’utilité des livres et de la fiction dans la construction de soi car ils mobilisent des émotions au service de la construction d’une existence audacieuse, déparée des déterminismes de départ. Être libre, c’est peut-être en partie la promesse que permettent de construire le livre et les fictions.

  1. Appréhender l’émotion en littérature : des méthodes viables ?

Ces éléments étant posés, existe-t-il pour autant une méthode viable pour évaluer l’émotion en littérature ? C’est compliqué nous disent les chercheurs. En effet, l’émotion, et qui est plus est celle du langage, ne peut pas toujours être décrite en mots. Elle est composite, hybride, coincée entre plusieurs sensations successives. Le propre de l’émotion, c’est aussi son caractère imprévu et insaisissable[9].

Que peut-on dès lors envisager comme technique robuste pour comprendre les émotions littéraires et accompagner le lecteur dans son chemin ? Sans doute l’interroger sur ses émotions et tenter de les modéliser[10]. Une méthode équilibrée consiste à dresser la nomenclature des émotions pertinentes et à mettre en place des systèmes de suivi qui connectent le lecteur avec sa pratique de lecture. Dans les faits, ces approches ne sont pas toujours simples à développer : elles nécessitent de constituer des panels adaptés et de pouvoir tracer le parcours émotionnel de lecture. Des outils connectés y aident, en particulier des bracelets qui viennent mesurer la palpitation cardiaque et établir les intensités émotionnelles ressenties. Mais là encore, contrairement aux anglo-saxons, la France peine à se saisir de ces techniques qui reposent sur une culture de l’évaluation dont nous sommes globalement peu friands. Le développement des neurosciences et l’avènement des sciences dites « subtiles » devrait accélérer le mouvement dans les années à venir.

       3. Dépasser le cadre : des approches utiles pour les sciences de l’information et de la communication

Tout ce qui peut permettre de mesurer les dites émotions littéraires peut se décliner, avec quelques nuances, en sciences de l’information et de la communication et à leurs pratiques associées.

Ainsi, bon nombre d’organisations se posent-elles la question de leurs récits internes et externes pour nourrir leur vision de marque et leur promesse de valeur vis-à-vis de leurs publics. Le récit, en un sens, est un acte profondément littéraire. Il doit procéder d’une structure narrative, il comporte des personnages (Actants) et des péripéties qui touchent l’organisation. La différence fondamentale entre les deux réside dans le recours à l’imagination. Le récit d’une marque peut y faire appel mais doit aussi s’appuyer et valoriser les faits réels, d’autant plus dans nos sociétés de défiance.

Ce qui est commun en revanche, c’est la valeur de l’émotion pour engager les audiences alors qu’elles sont aujourd’hui soumises à un nombre croissant de flux et stimuli qui se phagocytent et détournent l’attention à cause d’un zapping permanent. Emouvoir, c’est au contraire attacher à soi de manière unique dans le temps, ne serait-ce que par la force du souvenir et de la différenciation que l’on crée.

Les entreprise d’aujourd’hui doivent penser et intégrer ces émotions dans leurs stratégies de communication. Certains secteurs (Le luxe par exemple) s’y prêtent plus que d’autres. Mais même des secteurs industriels a priori moins peu concernés cherchent à réchauffer leur marque et la doter de plus d’empathie, pour ré-enchanter ou renforcer leurs relations avec leurs clients, leurs prospects et leurs salariés.

Dans cette perspective, un texte (rapport annuel, manifeste etc…) est un contenu qui peut se prêter à l’exercice de l’évaluation de l’émotion qu’il suscite via des techniques d’études. Elles mêlent l’analyse de contenu sémantique et lexicologique à l’expression verbale des personnes exposées à la lecture via des entretiens qualitatifs. Elle font aussi appel à des mesures in situ ou directement à la source du ressenti des individus via des objets connectés, tel le bracelet évoqué précédemment.

Nul doute que dans les années à venir l’émotion, avec raison, occupera une grande place dans nos réflexions et dans la communication au sens large. La littérature nous le montre avec à-propos. Et déjà, émouvant précurseur, en 1878, Victor Hugo nous disait lors de son discours d’ouverture du congrès littéraire de 1878 : « La lumière est dans le  livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. »

[1]                     Comment je suis devenu écrivain Naipaul V.S, Editions 10/18, 2002.

[2]                     Une histoire de la lecture, Manguel Alberto, Babel, Actes Sud, 1996.

[3]                     La littérature en péril, Todorov Tzvetan, Flammarion, 2007.

[4]                     La littérature, pour quoi faire ?, Compagnon Antoine, leçon inaugurale au Collège de France, 30 novembre 2006.

[5]                     Les Français et la lecture, étude IPSOS pour le SNE, 2014.

[6]                     http://www.ina.fr/video/I05057091

[7]                     Le plaisir du texte, Barthes Roland, Seuil, 1982.

[8]                     Voir notamment L’art de lire, Belin, 2006.

[9]                     Voir l’article de Jean-Pierre Martin, Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les désigner, Modernités 34, 2012.

[10]                   Le chercheur américain Omar Peraza Delgado, spécialiste de la philosophie du langage, est en ce moment même en train de travailler sur ce sujet.




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